Histoire du vignoble
Implantation de la vigne et perception de la contrainte hydrique : quelle évolution ?
Jean-Pierre Garcia, professeur à l’Université de Bourgogne, est un spécialiste de l’histoire du vignoble bourguignon, en particulier celui de la Côte d'Or. Dans le cadre des journées dédiées à la biodiversité et au patrimoine viticole, le 8 et 9 juin derniers au château Pontus de Tyard, il a évoqué une relation compliquée : celle entre l’eau, issue des précipitations, et la vigne. Vous verrez que dès le Moyen Âge, la perception de la contrainte hydrique bascule, modifiant ainsi complètement les lieux d’implantation.
Depuis toujours, « la résurgence d’eau conditionne la concentration de la vie humaine, et donc de la main-d’œuvre », introduit Jean-Pierre Garcia. Par exemple, dans la commune de Gevrey-Chambertin, en Côte-d’Or, se trouvent des ruines antiques, typiques de villae balnéaires. Signes d’une présence humaine et de l’exploitation des eaux souterraines.
Concernant les formations géologiques du secteur de Vougeot, ces dernières témoignent d’une dualité entre, d’une part, les plateaux calcaires appartenant à une entité karstique, et, d’autre part, la plaine argileuse humide. De manière simplifiée, dans un modèle karstique, les précipitations s’infiltrent au niveau du plateau et percolent au sein de la roche calcaire fissurée (compartiment perméable), jusqu’à rejoindre la nappe souterraine. Une partie de l’eau rejaillit alors au niveau de ce qui s’appelle ici les "sources de la Côte", en contrebas des coteaux. De cette dualité géomorphique naissent donc deux situations hydriques bien différentes, auxquelles les hommes – et par conséquent les vignes – ont dû s’adapter au fil du temps.
Comment nos ancêtres percevaient-ils la contrainte hydrique ?
À l’époque romaine, les vignobles bourguignons sont uniquement implantés en zones de plaine ; les coteaux sont complètement délaissés. La preuve en est avec de multiples traces de rangs de plantation retrouvées sur ces zones. Les travaux de drainage entrepris à cette époque (canaux ouverts) rendent ainsi possible l’exploitation des vignes.
Il faut attendre la fin de la période antique (dès 300 ans après J.-C.) pour voir débuter "la montée des vignes sur les coteaux", reliefs considérés comme plus propices à la production viticole. L’objectif étant réellement de "traire l’eau des vignes". En parallèle, les viticulteurs commencent à percevoir le ruissellement des eaux de surface comme un facteur dégradant considérablement la vigne. Son action érosive devenant trop problématique. Néanmoins, il n’y a pas débat ; malgré la contrainte hydrique, « on reste dans l’économie viticole », affirme Jean-Pierre Garcia. Finalement, l’eau est présente, mais nos ancêtres s’en accommodent. On note également l’apparition des "clos", délimités par des murgers qui assurent un découpage de plus petites parcelles, et créent un obstacle lors du passage de l’eau.
Plus tard, au XIXe siècle, à la suite de la crise du phylloxéra et de l’avènement de la mécanisation, les vignes ont quasiment toutes été replantées en rangs. Encore aujourd’hui, cela favorise l’écoulement de l’eau dans les parcelles cultivées et intensifie le processus érosif.
Le terrage : sauveur des sols viticoles
Toujours au Moyen-Âge, période clé de la vigne sur coteaux, il a fallu trouver une solution pour compenser les pertes de terre dues à l’érosion, et ainsi renouveler le sol. Quoi de mieux que des actions de terrage (ou terroyage), visant à récupérer de la terre, ensuite remontée et répartie sur les terres cultivées. Grâce à des friches entièrement dédiées à cet usage et une importante main-d’œuvre, ces travaux ont véritablement « sauvé la vigne », souligne Jean-Pierre Garcia.
Cela impactait également les propriétés agronomiques du sol et permettait, parfois, de ramener un peu de matière organique. En sachant qu’à cette époque, seuls les nobles avaient les moyens d’acheter et d’épandre du fumier pour combler les potentielles carences. Des essais de quantification des millimètres de sol apportés ont d’ailleurs été menés par l’équipe de Jean-Pierre Garcia. Par exemple, au clos de Chenôve, la bibliographie rapporte qu’en 1430, on compte 1.435 journées d’hommes, pour porter 6.000 tonnes durant 39 ans, à raison d’un terrage tous les 4 à 5 ans. L’épandage moyen étant de 9 à 9,3 t/ha/an, soit environ 0,62 mm/an. Au sein d’un autre clos, celui de Germolles en Saône-et-Loire, ce sont près de 2.500 tonnes de terre apportées, entre 1454 et 1476, avec un terrage tous les cinq ans. Cela représente un apport moyen de 8,8 t/ha/an, soit environ 0,60 mm/an.
Finalement, si aucune action anthropique n’avait été entreprise manuellement durant des décennies entières, nous ne pourrions plus parler de "mer de vignes", sur ce secteur. Pourtant, la vaste étendue viticole est bel et bien toujours là, du fait aussi des avancées technologiques. Seulement, à la contrainte érosive, s’ajoutent aujourd’hui les autres bouleversements liés au changement climatique. Raison de plus pour ne pas laisser s’appauvrir les sols.