EXCLU WEB / Comment faire décoller le carbone agricole français ?
Le Salon de l’agriculture de 2021 a montré l’intérêt de l’ensemble du secteur pour les crédits carbone que les agriculteurs peuvent désormais vendre aux entreprises ou aux collectivités. Mais pour l'heure, la demande n’est pas encore au rendez-vous, et le prix de ces crédits reste insuffisant pour certains projets. Structuration de l’offre, évolutions réglementaires, harmonisation des politiques européennes… Détails des facteurs qui pourraient faire décoller ce marché afin de réduire les émissions du secteur agricole. Les crédits, avancent les experts, ne seront d'ailleurs pas la seule solution pour rémunérer les efforts des agriculteurs ; certains acteurs regardent déjà vers les marchés en développement de filières agricoles bas-carbone dans lesquelles le consommateur serait mis directement à contribution.
Valorisation des prairies, réduction des apports d’engrais minéraux, ou couverture des sols : alors que le secteur agricole émet 19 % des gaz à effet de serre en France, les leviers agronomiques pour réduire le bilan climatique de l’agriculture sont désormais connus. Le problème, aujourd’hui, est celui du financement, comme le confirme un rapport commandé par le ministère de l’Agriculture au cabinet de conseil Greenflex pour le lancement de la présidence française de l’Union européenne. Un document rendu public fin mars, dans lequel les experts estiment que l’agriculture « peine à trouver un modèle économique viable » pour généraliser les pratiques réduisant et séquestrant les émissions.
Le label bas-carbone, lancé en 2019, est l’une des réponses apportées par le gouvernement. Grâce aux méthodes ayant reçu le sceau de l’État, les exploitants peuvent désormais prouver les réductions d’émissions et le stockage de CO2 permises par des projets de plantation de haie ou de changement d’alimentation du bétail, et vendre les crédits carbone correspondants à des entreprises ou des collectivités.
Mais si ce label permet de créer une offre française standardisée, il ne garantit pas la demande. Preuve du travail restant à faire : la plupart des 700.000 t de crédits générés depuis 2020 par l’association France Carbon Agri, l’une des initiatives françaises les plus structurées, n’a pas encore trouvé preneur. Et même si de nombreux observateurs attendent une hausse de la demande, le coût de certains projets français dépasse encore largement le prix que les acheteurs de crédits consentent à payer, alors que la tonne de carbone peut s’acheter pour quelques euros à l’autre bout du monde.
Pour que le marché du carbone représente un véritable levier de transition en agriculture, plusieurs facteurs sont à surveiller, recensent les experts du secteur. Structuration de l’offre, évolutions réglementaires, modulations des soutiens publics français, harmonisation des politiques européennes… Malgré des prix du carbone annoncés en hausse, le secteur agricole a encore du pain sur la planche s’il veut en profiter.
L’espoir d’une hausse
On en a bien conscience au sein du cabinet de Julien Denormandie : « Le prix du carbone est tout l’enjeu du marché national ». Si des acteurs comme la Caisse des dépôts, le Crédit Agricole ou le ministère lui-même se sont engagés sur des volumes significatifs en France, la plupart des acheteurs préfèrent toujours les crédits issus de pays du Sud. Loin des prix du carbone « made In France » (38 €/t chez France Carbone Agri par exemple), les crédits s’achètent ainsi en moyenne à 6,4 € en Amérique du Sud, voire à 2,5 €/t en Asie selon le site Info Compensation Carbone (Geres/Ademe).
Or, comme le souligne Baptiste Soenen, ingénieur de recherche chez Arvalis, le prix actuellement proposé aux agriculteurs ne permet pas de financer les projets les plus ambitieux, notamment en grandes cultures. « Sur des leviers compliqués à mettre en œuvre, comme la diversification des cultures, la tonne de carbone peut coûter 80 € à 150 € », insiste l’un des auteurs de la méthode bas carbone en grandes cultures.
Les acteurs les plus optimistes, dont le ministère, misent cependant aujourd’hui sur une augmentation de la valeur des crédits. « Entre la taxe carbone aux frontières et la révision du marché du carbone européen SEQE, le signal sur le prix du carbone est plutôt à la hausse », appuie Élise Bourmeau, directrice conseil chez Greenflex, et l’une des auteures du rapport commandé par le ministère. Le marché SEQE, celui des quotas européens dédié à l’industrie et l’énergie, aussi appelé « obligatoire », est actuellement déconnecté du secteur agricole. Mais il offre une tendance : entre octobre 2019 et juillet 2021, le prix du carbone y est passé de 25 € à plus de 60 €/t.
À l’échelle mondiale, entre 2010 et 2020, les experts du bureau d’étude britannique Trove research identifient également une hausse, avec une tonne de carbone passée de 1 € à 4,5 €/t en moyenne. Face à la multiplication des engagements des entreprises sur la neutralité, et au rehaussement des ambitions des pays signataires de l’accord de Paris, la tendance pourrait même, selon eux, se poursuivre. Avec une demande mondiale de crédit attendue en hausse de cinq ou dix fois d’ici 2030 pour atteindre entre 500 GT et 1 300 GT de CO2/an, le prix mondial pourrait selon les hypothèses atteindre 20 $/t voire 100 $/t.
Structurer l’offre et les achats
Mais l’agriculture française ne semble pas encore complètement préparée au changement d’échelle. Enjeu « crucial pour la massification » selon le rapport de Greenflex : « Clarifier l’offre française ». Car il peut être difficile aujourd’hui pour les acheteurs, comme pour les producteurs, de s’y retrouver sur ce marché naissant. Preuve du foisonnement, six méthodes ont déjà été validées sur la haie, les grandes cultures, l’arboriculture, la polyculture-élevage ou encore l’alimentation des ruminants, et six autres pourraient prochainement les rejoindre sur la méthanisation, les légumineuses ou encore le porc et la vigne. Autant de méthodes traduites dans des outils de calculs encore plus nombreux : Cap2ER pour les bovins, Geep pour le porc, GES & vit pour la viticulture, Myeasycarbon ou CarbonFarm pour les grandes cultures.
Conscients du problème de lisibilité dans les exploitations comme pour les acheteurs, les instituts techniques, grâce à des financements du programme national de développement agricole (PNDAR), « ont créé un consortium pour harmoniser les méthodes sur les émissions et le stockage, en allant jusqu’à la certification et la valorisation financière », rappelle Baptiste Soenen (Arvalis). Aucun outil « unique » n’est toutefois envisagé. L’enjeu serait plutôt, comme le précise Jean-Baptiste Dollé à l’Institut de l’élevage, que les méthodes « se parlent entre elles », en échangeant des briques de calcul.
Au-delà des aspects techniques, les organisations professionnelles agricoles travaillent parallèlement sur la structuration commerciale. Lors du Salon de l’agriculture, la FNSEA a ainsi annoncé, aux côtés des chambres, des JA ou encore de l’AGPB et de l’institut de l’élevage, la création d’un guichet unique d’offre carbone rassemblant toutes les filières autour de France Carbone Agri. Mais ce guichet n’aura rien d’obligatoire pour les agriculteurs, et d’autres acteurs comme l’association Apad, ou encore la start-up Rize Ag, sont aussi déjà positionnés pour jouer ce rôle d’intermédiaire.
Entre les filières en tout cas, « il n’y a pas de sujet de concurrence : les ambitions nationales sur les réductions d’émissions et le stockage impliquent de tels efforts qu’il y aura de la place pour tout le monde », assure de son côté l’entourage de Julien Denormandie.
Les chantiers réglementaires
Les pouvoirs publics ont, eux aussi, des efforts à faire pour améliorer le cadre réglementaire. Car rien n’oblige actuellement les entreprises, à l’exception notable des compagnies aériennes pour leurs vols domestiques, à acheter des crédits carbone sur le marché volontaire. Pis, la compensation carbone se voit de plus en plus fréquemment critiquée, certaines ONG estimant que des entreprises risquent de s’affranchir de leurs obligations de réductions d’émissions par ce mécanisme. Au terme de « compensation », les experts préfèrent même désormais celui de « contribution », estimant comme Élise Bourmeau, qu’il « doit y avoir d’abord réduction des émissions, et que la contribution doit permettre d’embarquer d’autres bénéfices environnementaux et sociaux ».
Peu importe son nom, l’achat de carbone demeure une charge pour les entreprises. L’une des pistes pour développer le marché, poussée notamment par le secteur forestier, consisterait alors à transformer les crédits en « actifs », afin d’autoriser leur amortissement dans les comptabilités. « De nombreuses entreprises seront prêtes à s’engager de manière bien plus significative si elles peuvent amortir les crédits », estime Stéphane Viéban, directeur général de Alliance-Bois, qui suit le dossier carbone pour les coopératives forestières (UCFF).
Cette ouverture, détaille-t-il, pourrait être permise par une modification de l’arrêté encadrant le label Bas carbone, en autorisant la cessibilité des crédits sous conditions. Pour l’heure, le cadre réglementaire du label bas carbone n’autorise pas ces transferts. Pour Étienne Variot, P.-D.G. et cofondateur de Rize-Ag, la France mériterait ici de s’inspirer des cadres internationaux existants comme Goldstandard ou Verified Carbon Standard (VCS). Comme il le rappelle, « un crédit carbone VCS peut changer de mains autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce qu’un acteur l’utilise et communique dessus ».
L’articulation avec l’ensemble des politiques publiques
Pour accélérer la transition, « les achats de crédits par les entreprises pourront servir de déclencheur, mais ils ne suffiront pas », prévient Élise Bourmeau chez Greenflex. Une mesure structurelle serait donc nécessaire d’après elle : « Articuler fonds publics et fonds privés ». Or, comme on le rappelle au sein du cabinet du ministre, « le label bas-carbone est construit pour éviter le double financement d’une même action ».
À court terme, la souplesse pourrait se trouver dans les détails, poursuit Greenflex, évoquant le financement d’actions différentes au sein d’un même projet pour respecter ce principe d’additionnalité. En séparant plantation et gestion, certains projets de la méthode haie, par exemple ont obtenu du ministère de la Transition écologique de pouvoir bénéficier à la fois des crédits carbone et du plan de relance, face à un coût dépassant les 80 €/t de carbone initialement estimés.
Mais à une échelle de temps plus longue, c’est bien l’ensemble du soutien public à l’agriculture, que ce soit au travers du financement de la Pac ou de la fiscalité, qui devra également être aligné sur l’objectif de réduction d’émissions poursuivi par le marché du carbone volontaire. En écho aux critiques de l’autorité environnementale sur la déclinaison française de la future Pac (PSN), le rapport de Greenflex au ministère souligne ainsi une « faible prise en compte des enjeux liés au climat dans la nouvelle Pac ». De même, juge le cabinet de conseil, avec le remboursement systématique de la TICPE/TICGN, le secteur agricole n’est pas incité par la fiscalité à diminuer sa consommation d’hydrocarbures. « Lier l’exonération à des pratiques comme la mise en place de cultures intermédiaires, qui possèdent de multiples cobénéfices, pourrait faire sens », propose Élise Bourmeau.
L’enjeu du cadre européen
Dans le cadre de la stratégie européenne Farm 2 Fork, issue du Green deal, Bruxelles planche actuellement sur un mécanisme appelé « Carbon Farming Scheme ». Un système décrit comme « un modèle entrepreneurial vert », et qui pourrait prendre la forme d’un marché européen volontaire du carbone. Mais dans ses premières communications, la Commission se concentre pour l’heure sur le seul volet du stockage, notamment sous influence de Berlin. « En excluant la réduction d’émission, on se prive d’un levier majeur pour accélérer la transition », regrette l’entourage de Julien Denormandie. Le label bas-carbone, lui, prend en compte en même temps les deux aspects de la transition climatique des exploitations : à la fois l’augmentation du stockage de carbone, mais également la réduction des émissions. Un choix qui permet d’éviter les pratiques contre-productives, puisque, comme le rappelle Baptiste Soenen, « il est très facile d’augmenter le stock de carbone du sol en augmentant les doses d’engrais, au risque d’augmenter aussi les émissions ». Lors des rencontres à Strasbourg début février 2021, l’équipe du ministre de l’Agriculture aurait senti le commissaire Janusz Wojciechowski « très sensible » à ces arguments français
Vendre de la biodiversité en plus du carbone
Certaines pratiques stockant du carbone, comme les haies ou les couverts végétaux, peuvent aussi augmenter la présence de la biodiversité dans les parcelles, ou participer à la protection de l’eau. Les projets labellisés bas-carbone pourraient donc envisager de vendre en parallèle ces autres services environnementaux. « C’est encore un champ exploratoire », reconnaît l’entourage de Julien Denormandie. Deux pistes seraient actuellement envisagées : réviser le cadre du label bas-carbone pour mieux valoriser les crédits sur ces aspects, ou bien faire le lien entre le label bas-carbone et la compensation biodiversité réglementaire des aménageurs, telle que créée par la loi de 2016. La convergence des deux thèmes a également été identifiée par la FNSEA, dont la SAS Epiterre, dédiée aux services environnementaux, travaille déjà de concert avec France Carbone Agri pour proposer des offres carbone et biodiversité aux entreprises.