Filière laitière
Pâturage minimum : la filière laitière face à ses ambitions
Bousculées ces dernières années par la houle des marchés laitiers de commodités, les laiteries françaises continuent de segmenter toujours plus leur marché intérieur du lait de consommation. Après les laits enrichis, équitables ou sans OGM, des laits garantissant un pâturage minimum des animaux apparaissent dans les rayons. L’initiative bretonne Lait de pâturage a fêté son premier anniversaire au Space à Rennes, le 12 septembre. D'autres démarches ont rapidement fleuri, mais en ordre dispersé, et proposent chacune une définition différente du «lait de pâturage»: 90 jours, 150 jours, 200 jours. Au risque de perdre le consommateur, s'inquiète l'interprofession laitière qui travaille actuellement à une harmonisation de ces allégations.
Au rayon des laits de consommation des supermarchés, les briques vertes, bleues et rouges semblent avoir été reléguées au second plan face à des arguments marketing plus vendeurs. Depuis quelques mois, le pâturage figure en bonne place parmi ces nouvelles allégations. Car les vaches dans les prés, les consommateurs y tiennent. Lactel affiche 200 jours de pâturage sur ses bouteilles de lait, La Prospérité fermière 170 jours, Candia 150 jours et C’est-qui-le-patron entre 90 et 180 jours. Une diversité qui risque de perdre le consommateur, s’inquiète l’interprofession laitière (Cniel) qui a indiqué dans son plan de filière, en début d’année, qu’un trop grand nombre de cahiers des charges pour une même démarche.
Alors, combien de jours les vaches doivent-elles être au grand air pour produire un «lait de pâturage» ? «120 jours» pourrait répondre le Cniel qui planche en ce moment sur une définition commune. « Deux cents jours de pâturage, cela aurait été compliqué avec les trois mois de sécheresse qu’il y a eu cette année », explique Thierry Roquefeuil, président de l’interprofession. Les conditions climatiques de cet été, loin d’être favorables au pâturage, devraient peser sur les discussions actuelles de l’interprofessions, les éleveurs voyant dans leurs prés les limites d’une définition très ambitieuse.
Pour comprendre la diversité des allégations, il faut d’abord rappeler que les pratiques des éleveurs sont assez diverses d’une région à l’autre, selon le ministère de l’Agriculture. Dans le centre de la Bretagne, les vaches pâturent en moyenne 305 jours par an. En Normandie, les chiffres tournent autour de 230 jours, à peine moins dans les pays de la Loire. Dans le Nord, les vaches sont dans les prés environ 190 jours par an. Mais au final, rarissimes sont les régions où les vaches sortent moins de 180 jours. Alors, les démarches de différenciation au rayon lait ne manqueraient-elles d’ambition ?
« Dix ares sont loin d’être suffisants »
Telle qu’affiché actuellement, le pâturage correspond à des pratiques déjà largement répandues. « 90 jours de pâturage, c’est accessible à 100 % des éleveurs français, à l’exception des quelques milliers qui ne font plus du tout sortir leurs vaches, analyse Jérôme Pavie, responsable du service Fourrage et pastoralisme de l’Institut de l’élevage. 120 ou 150 jours ne changeraient rien pour la grande majorité des exploitations. Cela correspond souvent à la période minimale d’accès à la pâture. » Pour ce spécialiste, le pâturage « n’est pas une révolution. C’est valoriser une bonne pratique que nous avons déjà, mais aussi limiter les dérives de l’enfermement ».
Mais la durée ne fait pas tout. Pour Jérôme Pavie, la question porte davantage sur la part de l’herbe pâturée dans la ration alimentaire des vaches que sur le seul accès à l’extérieur. Cela serait une vraie contrainte pour les élevages. Or les cahiers des charges actuels prennent encore peu en compte cette variable. Il comprennent seulement un indicateur complémentaire au nombre de jours pour fiabiliser la démarche : la surface minimale de pâture. Elle est de quinze ares par vache et par an pour Candia et la Prospérité fermière. De dix ares par vache pour Lactel. « Dix ares sont loin d’être suffisants pour alimenter une vache avec de l’herbe, assure Jérôme Pavie. Au mieux, au mois de mai quand la pousse de l’herbe est optimale, oui. Mais en été il n’y aura rien à manger. Cela sera juste une parcelle parking pour faire de l’exercice. Il s’agit plus d’un affichage sur le bien-être animal pour les consommateurs ».
Reconnaître les bonnes pratiques
Mais dans un premier temps les acteurs préfèrent viser large. C’est le cas de la marque Lait de pâturage, qui fêtait son premier anniversaire au Space, le 14 septembre. « L’initiative n’entend exclure personne, revendique le président de l’association, Marcel Denieul, par ailleurs président de la Chambre d’agriculture d’Ille-et-Vilaine. Nous avons voulu quelque chose de fiable mais qui ne complique pas la vie des éleveurs. Nous garantissons une moyenne de 150 jours de pâturage pour l’ensemble du lait produit, avec un minimum de 90 jours de pâturage pour pouvoir intégrer la démarche. Dans les faits, on obtient cette moyenne sans aucun problème. »
Autre avantage de ce type de calcul : il permet d’éviter les surcoûts liés à une collecte séparée, comme cela serait le cas pour une démarche plus segmentée. Cette démarche a séduit Candia qui a choisi ce cahier des charges dans le cadre de son initiative Les laitiers responsables. « Cette démarche est un compromis. Elle apporte une vraie valeur au consommateur avec 150 jours de pâturage garantis. Et s’adapte à chaque bassin de production en ne laissant aucun éleveur sur le carreau », explique Laura Delheure, responsable marketing filière et RSE chez Candia.
Raconter une histoire au consommateur
Mais la vision du Bretillien n’est pas partagée par tous. « Nous ne savons pas vendre au consommateur une moyenne, juge Thierry Roquefeuil. Si l’élevage ne respecte pas le nombre minimal de jours [qui doit encore être défini au sein de l’interprofession, N.D.L.R], alors cela ne sera pas du lait de pâturage ». L’essentiel, pour le président du Cniel, est d’être lisible pour les consommateurs. « “C’est qui le patron” a un cahier des charges relativement léger et ça fonctionne. Le consommateur doit comprendre la démarche et accepter de la payer, poursuit-il. Il faut une plus-value pour les producteurs. »
Les conclusions du plan de la filière laitière présenté en décembre 2017, sont claires : un excès de cahiers des charges risque de dégrader la valorisation qui pourrait être tirée de ces démarches. Leur multiplication entraîne une concurrence accrue entre les produits et risque de banaliser la démarche des «laits de pâturage».
Un arbitrage est donc attendu, notamment par les industries laitières: une définition collective du lait de pâturage « permettrait d’éviter de tromper le consommateur », estime Jehan Moreau, directeur de la Fédération nationale des industries laitières (Fnil), tout en laissant les transformateurs libres de leurs stratégies marketing.
Un juste retour
Une idée réunit toutes les démarches : dégager une valeur ajoutée supplémentaire. Du côté de l’industrie, on signale qu’elle n’est pas toujours au rendez-vous. « Les distributeurs n’ont pas l’air d’avoir tous compris qu’un cahier des charges demandait un retour, regrette Jehan Moreau. Les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous dans un contexte de guerre des prix. »
Côté éleveurs, des démarches existent pour assurer un retour. Dans le cahier des charges du lait de pâturage de l’association bretonne, une clause obligatoire assure un retour pour les producteurs. Elle reste à négocier directement entre les éleveurs et les transformateurs utilisant ce cahier des charges. Lactel, dont le cahier des charges inclut également une alimentation sans OGM, promet une prime de 10 euros pour 1.000 litres pendant l’année de conversion puis 20 euros dès la première collecte.
Un second point réunit Thierry Roquefeuil et Marcel Denieul : l’intuition que la segmentation n’en est qu’à ses débuts. « La marque Lait de pâturage est une démarche de progrès, estime le Breton. Les références sont amenées à évoluer. De plus, les briques sont cumulables avec d’autres demandes comme une alimentation sans OGM. » Même constat pour l’Occitan : « Peut-être que dans deux ou trois ans, les choses évolueront, la segmentation d’aujourd’hui peut être le socle d’ici quelques années. »