Jean-Louis Segaud à Thil-sur-Arroux
Comment faire entendre le ras-le-bol des éleveurs ?

Marc Labille
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À Thil-sur-Arroux, Jean-Louis Segaud est à la tête d’une exploitation charolaise bien tenue. C’est le fruit de bientôt quarante années de travail acharné. Un bon cheptel, des animaux de qualité, une ferme à taille humaine… Mais un système pourtant sanctionné par une conjoncture politique, économique et sociétale bien ingrate. 

Comment faire entendre le ras-le-bol des éleveurs ?
« Peu de professions accepteraient d’être malmenées comme nous le sommes aujourd’hui », dénonce Jean-Louis Segaud.

À un an de la retraite et alors que son fils s’apprête à reprendre le flambeau, c’est un gros coup de gueule que tient à exprimer Jean-Louis Segaud, éleveur de charolaises à Thil-sur-Arroux. « Peu de professions accepteraient d’être malmenées comme nous le sommes aujourd’hui », introduit l’éleveur qui cite pêle-mêle trois sécheresses consécutives, la chute des cours des broutards, la hausses des charges, les tirs à boulets rouges contre l’agriculture, le retour du loup, les mutilations d’animaux, le Covid-19…
La sécheresse et la baisse du prix des broutards se traduisent cette année par une perte de près de 12.000 € pour l’exploitation, calcule Jean-Louis Segaud. Dans le même temps, l’aliment est passé de 285 à 300 €/tonne ; la taxe d’équarrissage a bondi de 145 à 195 €… « Toutes les factures augmentent ! », s’agace l’éleveur qui cite même les fermages qui ont augmenté de + 1 % cette année : « une honte ! », s’insurge-t-il.

Tant d’efforts accomplis…

Au-delà des préjudices économiques, c’est une situation générale incompréhensible que l’agriculteur de Thil-sur-Arroux dénonce dans un immense ras-le-bol. En près de 40 ans de carrière, Jean-Louis Segaud a la sensation d’avoir beaucoup travaillé, investi, amélioré son cheptel, répondu à la demande de qualité, de traçabilité, de transparence… Autant d’efforts accomplis consciencieusement les uns après les autres pour aujourd’hui « se retrouver sans aucun résultat positif. On devrait pouvoir faire sa vie avec 80 vaches à veaux ! », déplore l’éleveur. Et face à une filière qui en demande toujours plus mais sans jamais le rémunérer en retour, Jean-Louis s’interroge. « À quoi bon être aux petits soins pour nos animaux s’ils ne sont pas payés à leur juste valeur ? ». Dans ce schéma mortifère, « on finit par ne plus savoir quoi produire… », se désole l’éleveur.

Harcèlement de critiques

Le découragement est d’autant plus grand que c’est la société dans son ensemble qui envoie de curieux signaux à la profession. Face à une industrie médiatique à sens unique et à un pouvoir politique dont les atermoiements questionnent, « les critiques contre l’agriculture pleuvent de toute part, pointe Jean-Louis Segaud. La surexposition des thèses véganes, écologistes, animalistes fait beaucoup de mal. La réintroduction autoritaire du loup, les mutilations d’animaux qui se multiplient comme si cela devenait la norme ». L’éleveur de charolais est aussi révolté par « les sommes folles investies pour un steak synthétique alors qu’elles seraient beaucoup plus utiles à la recherche contre le cancer ou sur les maladies graves ». Déplorant que les contraintes ne soient pas les mêmes pour tout le monde, il dénonce aussi les nombreuses incohérences dans la lutte contre le réchauffement climatique avec ce sentiment que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne face aux injonctions punitives… « La profession subit tellement de harcèlement qu’on peut se demander si ce n’est pas voulu. Ils nous parlent souvent de souveraineté, mais veulent-ils encore d’une agriculture en France ? », questionne Jean-Louis Segaud rappelant au passage les 250.000 vaches allaitantes perdues en France en quatre ans et les 50 % d’agriculteurs qui vont prendre leur retraite dans les dix ans…

Privé de dialogue

Dénonçant la surdité, pour ne pas dire un certain cynisme des dirigeants, Jean-Louis Segaud n’épargne pas non plus sa profession. Militant à la FDSEA, il regrette que le syndicalisme ne soit plus aussi virulent qu’autrefois. Il s’étonne même qu’il n’y ait pas plus d’actions. Dans des situations nettement moins préoccupantes qu’aujourd’hui, les agriculteurs n’hésitaient pas à manifester leur mécontentement avec force et persuasion, se souvient-il. Lui qui a connu des "manifs" dures où l’on pouvait exprimer bruyamment sa colère, Jean-Louis Segaud a du mal à comprendre les nouvelles modalités d’action moins frontales mais plus constructives. 

Les possibilités d’exprimer, d’être entendu, de débattre manquent, estime l’éleveur de Thil-sur-Arroux. Le tissu local s’est délité obligeant à regrouper les communes. « En 2019, nous n’avons même pas eu de réunion de l’année », regrette-t-il. Ces rencontres locales étaient pourtant la base du syndicalisme, poursuit-il en remémorant l’époque où le syndicat permettait aussi des achats en commun de scories, de pierres de sel ou de semences… Une époque malheureusement révolue : « chacun a la tête dans le guidon. L’entraide n’est plus de mise. C’est le reflet de la société d’aujourd’hui », se désole Jean-Louis Segaud. Cette année, le Covid-19 n’a rien arrangé privant les agriculteurs de leurs dernières opportunités de se rencontrer. « Nous sommes privés de dialogue au moment où nous en aurions le plus besoin », conclut l’éleveur de Thil-sur-Arroux.

10 à 12.000 euros de revenu en moins

Cette année, chez Jean-Louis Segaud, les broutards ont perdu 80 € par animal (moyenne 960 € le broutard de 409 kg vif). À l’échelle de l’exploitation, c’est une perte de 3.200 € par rapport à l’année dernière. Et les broutards avaient déjà perdu 50 € par animal en 2019, informe l’éleveur. Dans le même temps, il a fallu acheter pour 6.400 € d’enrubannage pour faire face à la sécheresse 2020. Jean-Louis y ajoute également une dépense supplémentaire de 2.000 € d’aliments pour les broutards. Au final, cela aboutit à une perte de revenu atteignant 10 à 12.000 €, évalue l’éleveur. « Nous n’aurons pas de salaire cette année ! », résume-t-il amèrement.

 

Tout a changé sauf le prix des vaches !

Jean-Louis Segaud s’est installé en 1982 en se joignant à ses parents ainsi que son épouse Anne-Marie. Les deux couples vivaient alors avec 50 vaches charolaises et 75 hectares. L’exploitation produisait des bœufs qui étaient vendus à des ateliers d’engraissement tenus par des céréaliers au nord de la Bourgogne. Ces bœufs étaient vendus maigres à 18 mois au prix de 7.500 – 8.500 F, se souvient Jean-Louis Segaud. À l’époque, les vaches maigres étaient vendues entre 9.000 et 9.500 F.  « On payait nos factures et on parvenait même à placer de l’argent ! », fait valoir l’éleveur. Presque 40 ans plus tard, le prix des vaches est resté le même ! (1.400 €). Mais la ferme ne fait plus vivre qu’un seul couple et il faut désormais 85 vaches et 130 hectares. « Aujourd’hui, il faut attendre l’argent de la Pac pour payer les factures ! », résume Jean-Louis Segaud. Le marché italien a remplacé la filière des bœufs. Les céréaliers français ont abandonné l’engraissement, perdant de la matière organique pour leurs sols, note l’éleveur au passage.