Elvéa 71-58
La peur aurait-t-elle changé de camp dans la filière viande bovine ?
Un bouleversement semble s’opérer dans la filière viande bovine. La hausse inédite des cours traduit une pénurie mondiale liée à une décapitalisation et une consommation très changeante. Inquiets, les opérateurs veulent sécuriser leurs approvisionnements et ils l’ont dit aux éleveurs d’ELVEA 71-58 le 23 septembre dernier.
Dans le débat sur l’avenir de l’élevage allaitant, la table ronde organisée par Elvea 71-58 le 23 septembre dernier est à marquer d’une pierre blanche. Il faut dire qu’en bons connaisseurs, les organisateurs avaient choisi avec soin les intervenants puisqu’il s’agissait de représentants de deux acteurs majeurs de la filière que sont Bigard pour l’abattage et Eurofeder pour l’export. Comme le soulignait avec malice le président d’Elvéa France Philippe Auger, « des responsables de Bigard qui viennent parler aux éleveurs, il n’y en a pas beaucoup », commentait-il à l’adresse d’Olivier James, directeur du site de Cuiseaux. Avec Michel Fénéon, président de la commission import/export de la fédération française des commerçants en bestiaux, les deux hommes, interrogés par Julien Renon de la chambre d’agriculture, ont tenu des propos inédits. Comme si une inversion du rapport de force était en train de se produire dans la filière…
Outils d’abattage qui ne sont plus saturés
Les chiffres clés livrés par Elvea en introduction plantaient le décor avec une démographie agricole qui a fondu en 50 ans et une perte de 600.000 têtes de vaches à l’échelle nationale en cinq ans. En Saône-et-Loire, avec 10.000 têtes de veaux allaitants en moins depuis 2019, le nombre des naissances est passé en dessous de 190.000. Les sorties et les abattages sont en baisse avec une consommation qui ne progresse plus en viande bovine, donne de plus en plus d’importance à la viande hachée et cède du terrain aux viandes de volailles… La baisse des installations et la pyramide des âges sont inquiétantes et les nouveaux agriculteurs ne privilégient pas l’élevage allaitant…
Indiscutablement, la vague de décapitalisation et l’évolution de la consommation déstabilisent la filière la poussant à sortir de sa traditionnelle omerta. À Cuiseaux, Bigard abat 200 têtes par semaine de moins qu’il y a dix ans, révélait Olivier James qui reconnaissait qu’avec 2.400 animaux par semaine, l’outil n’était plus saturé économiquement. La part destinée à la viande hachée est passée de 30 à presque 60 %, complétait-il. Cette tendance aggravée par le Covid, « nous a fait mal », avouait l’abatteur.
-10 % de volume dans l’export
Du côté de l’export, Michel Fénéon, directeur financier d’Eurofeder, révélait que le volume d’activité de sa structure avait baissé pour la première fois de – 10 % (sur un total d’environ 200.000 bovins exportés par an). Face à une baisse significative des approvisionnements, conséquence de l’érosion des cheptels, les opérateurs essaient de s’adapter. « Baisser les frais fixes, réduire les charges… Des restructurations de filières seront inévitables », estimait Michel Fénéon qui évoquait aussi un métier (le commerce de bestiaux) de plus en plus compliqué. Pour lui, « la décapitalisation n’est pas finie et une concurrence va s’amplifier entre les débouchés export et abattage avec la volonté pour chacun de sécuriser ses appros ».
Sécuriser les approvisionnements, et les prix ?
C’est bien ce que veut faire Bigard, témoignait Olivier James : « sécuriser nos approvisionnements et vos rémunérations », mais le faire « comme il faut », nuançait l’abatteur, faisant allusion à la mise en place « imposée » des ÉGAlim. « Nous avons un devoir de responsabilité envers l’élevage », poursuivait Olivier James. L’adaptation passe par « la sécurisation de l’amont », mais il faut aussi « continuer de vendre de la viande à l’aval ». Et là, il faut s’adapter à l’évolution de la consommation : « le bon produit au bon client au bon moment », martelait le responsable de Bigard. Évoquant le nivellement entre le tarif des bêtes de qualité et le standard, le directeur de Bigard l’expliquait par la demande croissante de produits hachés et il pointait un problème récurrent « de bêtes manquant de finition » sur le créneau des « bonnes viandes ». Sur la notion de persillé, Olivier James estimait que la filière ne pouvait ignorer cette nouvelle attente d’une partie des consommateurs.
Consommateurs juges de paix
Avec une baisse du cheptel généralisée et la hausse démographique planétaire, les deux intervenants n’imaginaient pas les cours de la viande en ferme redescendre. « On va vers un manque de viande mondial », avertissait Michel Fénéon. Convenant que l’embellie des cours ne suffit pas à couvrir l’explosion des charges des exploitations, les deux opérateurs s’inquiétaient toutefois de la réaction des consommateurs à une hausse des prix dans le contexte de crise actuel. « La nourriture n’est plus la première dépense des ménages », s’alarmait Olivier James qui redoute le comportement de ces derniers, seuls « juges de paix » selon lui.
L’insuffisance des revenus est pourtant une composante indiscutable du recul de l’élevage allaitant. D’autres facteurs pèsent aussi sur le renouvellement des générations, à commencer par un problème d’image. « Certains veulent travailler différemment, privilégier une meilleure qualité de vie… », faisait remarquer Michel Fénéon. Pour sa part, Olivier James évoquait les attaques médiatiques dont sa profession fait l’objet… Les deux intervenants convenaient que la filière et l’élevage ont un gros besoin de communiquer plus positivement, tant pour séduire les consommateurs que pour susciter des vocations chez de futurs éleveurs.
« Des propos qu’on aurait aimé entendre plus tôt… »
« Ces propos, on aurait aimé les entendre plus tôt », réagissait à l’issue de la table ronde Christian Bajard, président de la FDSEA. Tous les responsables qui ont assisté à cette table ronde notaient un changement de discours de la part des opérateurs, mais la question du revenu des éleveurs demeure le fond du problème. Comme le pointait en conclusion Philippe Auger, les intervenants ont soigneusement évité « les mots tabous » (contractualisation, intégration…). Préférant le mot « engagement », le président d’Elvea France redisait son attachement aux lois ÉGAlim prônant une contractualisation d’une partie du volume et s’appliquant tout au long de la filière.
Fabrice Voillot : l’approvisionnement local, ça marche !
Troisième intervenant de cette table ronde, Fabrice Voillot témoignait de son parcours d’éleveur, ancien JA devenu maire et élu régional. Il se souvient encore de « l’immense gâchis » que lui avait inspiré ce rendez-vous manqué d’il y a onze ans, lorsqu’à l’initiative des Jeunes Agriculteurs de Saône-et-Loire, les acteurs de la filière avaient tous été réunis à Jalogny avec ce mot d’ordre : « nos animaux ont un prix, notre travail à un coût. Une décennie après, on en est toujours là ! », résumait amèrement Fabrice Voillot. C’est sur cette « frustration » que l’éleveur a choisi de décapitaliser dès 2012. Sa ferme de Charbonnat est passée de 170 ha et 90 vaches allaitantes à 123 ha et 54 charolaises. À partir de 2018, Fabrice a fait le choix de se diversifier dans la production de porcs plein-air du Morvan. Sa compagne l’a rejoint avec un atelier de poules pondeuses. L’agriculteur s’est aussi mis à cultiver des lentilles valorisées localement. Cet automne, avec neuf autres collègues, il a ouvert un magasin de producteurs à Autun où il commercialise des œufs et des produits charcutiers.
Dans les assiettes de nos enfants
Ce virage pris sur l’exploitation a coïncidé avec la montée des Projets alimentaires territoriaux (PAT), notamment à la communauté de communes du Grand Autunois. L’alimentation de proximité est devenue le leitmotiv des collectivités et en tant qu’élu, Fabrice Voillot a pris à bras-le-corps ces projets dont il connaît mieux que quiconque l’intérêt pour l’avenir des exploitations. Ainsi le Grand Autunois-Morvan a-t-il pris « un train d’avance sur les autres avec son Projet alimentaire territorial ». Cela a démarré avec la relance de l’abattoir d’Autun puis la mise en place d’un approvisionnement relocalisé des cantines. Le débouché de la restauration scolaire « permet aujourd’hui de redistribuer plus de 200.000 € au territoire », faisait valoir l’élu. À l’échelle régionale, le défi est de faire de même dans les 119 restaurants scolaires de Bourgogne Franche-Comté. « C’est toute une éducation à refaire », convenait Fabrice Voillot. Mais « en remettant des produits locaux dans les assiettes de nos enfants, on peut apporter de la valeur aux producteurs », argumentait-il.