Histoire
La cuisine des Mères lyonnaises, entre tradition et adaptation
Véritables institutions, les bouchons lyonnais ont vu le jour entre le XIXe et le XXe siècle grâce aux savoir-faire des Mères lyonnaises. Une cuisine riche et généreuse, composée de produits du terroir, qui inspire aujourd’hui encore les nouvelles générations de grandes chefs lyonnaises.
Parler de la gastronomie lyonnaise revient bien souvent à citer le nom de Paul Bocuse. De quoi faire oublier aux fins gourmets que ce sont pourtant bien des femmes qui ont contribué à faire la renommée des célèbres bouchons lyonnais et de leur gastronomie. La plus connue est sans conteste la Mère Brazier, première femme à avoir décroché les trois étoiles du guide Michelin et à avoir formé le futur Bocuse lors de son apprentissage en 1946. La légende raconte d’ailleurs qu’il n’était pas rare qu’il reprenne la chanson de Charles Trenet La mère qu’on voit danser et chantait avec amitié « La mère qu’on voit gueuler ». Une anecdote qui en dit long quant au caractère bien trempé de celles que l’on appelait les Mères lyonnaises et dont l’héritage est encore bien présent dans les restaurants de la capitale des Gaules.
Histoire de femmes et de produits régionaux
L’appellation n’est pourtant pas tout à fait vraie, puisqu’en réalité, aucune de ces femmes n’était d’origine lyonnaise. Elles venaient de la Bresse, d’Auvergne, de la Dombes, du Beaujolais ou de Savoie et étaient d’anciennes cuisinières de maison, bergères ou crémières. Leur arrivée à Lyon dès le XIXe siècle avait pour seul but de trouver du travail au sein des maisons de la nouvelle bourgeoisie, née grâce à l’essor de l’industrie et de la soie. Mais la crise économique de 1929 a rapidement rabattu les cartes et a obligé ces familles à baisser leurs dépenses et à se séparer de leur personnel. Sans revenu, les cuisinières ont alors trouvé une solution : ouvrir leur propre restaurant en se basant sur leur savoir-faire culinaire régional et des produits du terroir. C’est ainsi que les volailles de la Bresse, le bœuf charolais, les brochets de la Dombes, le vin du Beaujolais ou encore les écrevisses du Bugey et leur sauce Nantua, sont devenus de célèbres plats servis dans les bouchons lyonnais. Si ces mets trouvent encore toute leur place sur les tablées de la ville, leur réputation a quelque peu changé. La baisse du nombre d’ouvriers, l’arrivée du flexitarisme* et l’augmentation du nombre de personnes végétariennes sont autant de facteurs qui contribuent à faire des plats des Mères lyonnaises une nourriture trop lourde, calorique ou en décalage par rapport aux nouvelles habitudes de consommation. Heureusement, de jeunes chefs continuent de perpétuer la tradition de ces cuisinières hors pair… À quelques détails prés.
Marie-Victorine Manoa est fille et petite-fille de restaurateurs lyonnais. Son père n’est autre que le chef et propriétaire du bouchon Le Mercière, situé dans la rue éponyme. Piquée par l’amour de la cuisine dès l’adolescence et formée à l’Institut Paul Bocuse, la trentenaire est surnommée « La nouvelle Mère lyonnaise ». Une étiquette qu’elle porte fièrement et qui l’a amené à devenir chef de l’unique bouchon parisien Aux Lyonnais, propriété du groupe Ducasse, durant deux ans. « J’ai de grosses influences lyonnaises, mais je pense que les Mères lyonnaises cuisineraient différemment aujourd’hui, car on ne peut plus tout protéiner », confesse celle qui se dit pourtant « défenderesse de l’homme omnivore ». Car ces changements de pratique ne passent pas seulement par un apport supplémentaire de légumes. « Lorsque l’on travaille une blanquette de veau, on peut lier avec du collagène au lieu de faire des réductions de crème ! Il ne s’agit pas non plus d’être trop radical, ni de camoufler, mais simplement de maquiller afin que l’assiette soit plus accessible pour tout le monde. Une cervelle peut être plutôt servie dans une sauce que dans un bouillon, ou être cuisinée dans une tomate farcie. » Des idées novatrices, Marie-Victorine n’en manque donc pas. Dans sa cuisine parisienne, chaque partie du cochon produit en Ardèche qu’elle reçoit toutes les deux semaines doit d’ailleurs être valorisée. « Je ne suis pas partisane du fait de cacher la matière… Je pense que les gens sont déconnectés de ce qu’est la mort : 30 % des abats partent à la poubelle. Il faudrait reconfronter les gens à la mort, ne pas leur cacher, et ils consommeraient certainement mieux. » Pour la patronne, ce rapport à la mort n’est pas la seule aberration avec laquelle la cuisine française évolue. « Nos milieux regorgent d’écrevisses, mais la plupart de celles que nous mangeons proviennent de Pologne ou de Turquie… » Des pratiques qui paraîtraient certainement inconcevables aux yeux des anciennes Mères lyonnaises qui ont forgé la réputation de tout un terroir.
Léa Rochon